Un souffle vital

 Guillaume Bottazzi – Septembre 2024


Si l’art nourrit insatiablement nos échanges, et que la notion de l’art se transforme en fonction des époques et des civilisations, il est essentiel de se poser non pas la question de l’art, mais d’en connaître les effets. Et dans ce sens inversé, la question de l’art est résolument plus claire du simple fait que nous savons qu’il impose une élaboration mentale. Notre élaboration est distillée à travers un filtre qui est lié, notamment, au moment où l’on regarde une œuvre, au lieu où elle se trouve, à la symbolique culturelle de ce lieu, à la qualité des personnes qui se trouvent autour de nous, à l’environnement de l’observateur et à ses expériences personnelles1. Tous les neuroscientifiques semblent s’entendre sur ce point : l’art impose une élaboration mentale et impose également de penser à nos propres conceptions de l’art. Cela répond en partie, de fait, à la question de l’art, puisque cette matière polymorphe et réfléchissante est vivante et se transforme sans cesse aux yeux du regardeur.

Gaston Bachelard affirme que l’espace n’existe pas en soi et qu’il est le fruit d’une reconstruction, en ajoutant que la qualité propre d’une œuvre est importante. Il a raison. J’interviens moi-même, avec ferveur, pour accompagner le quotidien des gens avec des œuvres dans des lieux fréquentés ; ces dernières deviennent pour les utilisateurs de ces espaces un référent esthétique, puisqu’elles s’inscrivent dans le registre des expériences personnelles de chacun. Mes créations in situ s’associent, à la longue, à la mémoire des moments vécus. Elles invitent à la reconstruction, et cela parce que notre perception est le fruit d’une recréation : en effet, nous ne voyons pas les choses qui nous entourent telles qu’elles sont, notre perception des choses n’est pas un copier-coller, mais nous recréons ce que nous voyons et notre perception est globale. Si Emmanuel Kant a abordé ce sujet dans sa Critique de la raison pure, il ne disposait pas à l’époque des mêmes outils qui nous permettent aujourd’hui de comprendre les interactions entre notre mécanisme et nos expériences artistiques. Il existe un dialogue fertile entre phénoménologie et neurosciences ; les points d’interaction sont nombreux. « La pensée ne précède pas l’action, ni l’action la pensée : l’action contient toute la pensée », d’après le neurophysiologiste Alain Berthoz. De la sorte, il balaie d’un revers de main les propos de Kant qui pensait que l’art peut être une chose purement cérébrale ; tout comme la philosophie analytique du philosophe Ludwig Wittgenstein, qui permet de maintenir une petite oligarchie, si petite qu’elle ne veut pas que les gens évoluent. Celle-ci s’affiche comme étant la seule douanière de l’art, alors que les « connaisseurs » sont uniquement ceux qui ont compris ce qu’ils ont lu. Nier les expériences sensorielles entre l’œuvre et le public – comme le préconise la philosophie analytique –, c’est empêcher les gens de s’élever avec l’art. L’art est une chose sensible, et il s’adresse à la sensibilité de chacun ; ainsi, c’est à travers nos expériences sensorielles, par l’action et l’immersion, que nous vivons l’expérience de l’art. J’ai lu récemment un article (dont je ne citerai pas l’auteur) où il était écrit que « l’artiste ne se contente pas de dessiner des formes, mais ses dessins sont de vrais messages engagés ». Si l’art doit nous permettre d’évoluer, la confusion est grande ! Pour commencer, l’artiste n’est pas un exemple de moralité, et nous devrions distinguer l’homme de l’œuvre. D’autre part, l’art engagé tue les possibilités de l’art : l’art est un souffle vital, et l’art engagé est une asphyxie cérébrale douteuse, souvent au service de la propagande dissimulée – comme en France – ou de la propagande assumée. Nos sociétés sont en tensions ; nous avons besoin d’échapper aux règles de la propagande et de maintenir la condition de l’artiste en tant qu’individu libéré des élaborations sociales. Pierre Bourdieu, quant à lui, dit que « pour faire parler les gens sur leurs goûts, il faut leur faire parler de ce qui les dégoûte » ; il pense donc que l’art exprime notre position dans le monde social. Il nie, de fait, l’idée d’une beauté immuable et naturelle. Pour lui, nos goûts nous trahissent plus profondément que nos opinions ; pour lui, le musée est un lieu sacré, analogue à l’église, et il a une fonction de distinction en séparant ceux qui sont capables d’y entrer et ceux qui n’en sont pas capables. Pour Pierre Bourdieu, la science peut expliquer ce qu’est la structure des couleurs, mais pas le plaisir des couleurs. C’est une erreur de sa part, parce qu’il est possible d’observer aujourd’hui comment les couleurs peuvent agir sur nous, d’observer les flux dans notre cerveau et de cartographier les zones cérébrales qui s’activent quand on regarde une œuvre d’art. Le neurobiologiste Semir Zeki a ainsi observé que, pour la plupart des gens, les tableaux du peintre Lucian Freud, par exemple, activaient l’amygdale du regardeur ; l’amygdale est une zone du cerveau qui est, notamment, liée à la peur. Les humains ont besoin de se projeter et de rêver. L’artiste – qui, d’ailleurs, est dangereusement en train de disparaître – est un liant social, et cette idée est illustrée par le poète dans le film Satyricon de Fellini. Malheureusement, les acteurs du vieux continent se nourrissent de leurs complexes et de culpabilité, et le prix à payer est prohibitif. Le mathématicien Cédric Villani, qui a remporté la médaille Fields (prix Nobel), explique lors d’une présentation télévisuelle que le niveau des mathématiciens est bon, mais qu’il n’est pas reconnu sur le vieux continent. Il explique que même un scientifique comme Turing a été dévalorisé par les institutions anglaises, au point de lui demander de suivre des cours auprès de mathématiciens américains ! Malheureusement, très peu d’artistes exercent leur activité à plein temps, et la plupart vivent sous perfusion, grâce à des aides de l’État. L’artiste doit s’émanciper de celles-ci afin de remplir son rôle social2.

L’implication sur ce sujet est grande et donne de nouvelles perspectives à l’art. Cette préoccupation est devenue un sujet mondial et, en 2019, l’Organisation mondiale de la santé a confirmé qu’une œuvre d’art peut largement contribuer à notre santé mentale et physiologique. Elle peut notamment améliorer le comportement et influencer le paysage social en réduisant les tensions psychologiques ; elle peut réduire le sentiment d’isolement, réconforter, rendre plus heureux et plus élégant… Eric Kandel, prix Nobel de physiologie-médecine en 2000, montre quant à lui que l’art abstrait module davantage de nouveaux neurones que l’art figuratif, et qu’il contribue à prendre davantage de distance par rapport aux choses qui nous entourent. Le peintre Henri Matisse avait raison en écrivant que « le devoir du peintre est de donner ce que la photographie ne donne pas ». Si nous prenions en compte les mécanismes de l’humain pour engendrer des propositions artistiques, nous pourrions permettre à l’art de se déployer pleinement et d’amplifier sa vocation à servir l’intérêt général. Quand un regardeur observe un tableau, il suit les lignes et cherche les intersections ; elles permettent de faciliter son appropriation. En ce sens, les lignes sont fondamentales, parce que le public doit interagir avec l’œuvre. Si le public n’apprécie pas une œuvre d’art, son activité cognitive sera très réduite, comme le montre le neuroscientifique Oliver Sacks ; c’est tout simplement, dans ce cas, ce qu’on appelle un « rendez-vous manqué ».

Cependant, Eric Kandel montre que la dissolution des lignes est nécessaire pour forcer l’activité cognitive et moduler de nouveaux neurones. Il prend comme exemple les tableaux du peintre américain Mark Rothko, aux contours diffus. En ce qui me concerne, je réalise des dégradés qui ouvrent l’espace vers l’invisible. Aussi, les supports que j’utilise donnent une impression d’infini et de se déployer au-delà du cadre de l’œuvre, ce qui permet d’optimiser la capacité d’une création. Elle module de ce fait plus de neurones, puisqu’elle incite le regardeur à recréer ce qu’il voit. L’artiste doit s’atteler non pas à s’exhiber, mais à disparaître au bénéfice de la création de possibilités pour le regardeur à se mouvoir, à amplifier les possibilités de l’œuvre à son bénéfice. Les recherches du neuroscientifique Vilayanur S. Ramachandran au sujet du goéland me semblent fondamentales : à travers ses expériences, il montre que notre appétence pour une œuvre est liée à la synthèse des formes. Cela pourrait expliquer, par exemple, le succès des sculptures d’Aristide Maillol. L’art diminue notre sentiment de solitude et d’isolement ; nous regardons une œuvre non pas comme un objet, mais comme si nous regardions une personne. Elle active des neurones miroirs qui sont les mêmes que ceux qu’on active en regardant une personne que l’on aime vraiment. Cela implique que nous devrions accompagner avec des œuvres d’art les personnes qui souffrent de solitude, les personnes qui vivent des moments difficiles – comme les gens qui se trouvent en soins palliatifs, par exemple –, ou encore que nous devrions installer des œuvres d’art dans les centres pour personnes âgées. Les pouvoirs de l’art sont gigantesques, et nous pouvons mesurer les effets qu’il produit d’après nos expériences sensorielles. L’Organisation mondiale de la santé elle-même confirme que l’art peut réduire les tensions sociales et participer à la santé mentale des individus ; alors, qu’attendons-nous ?

L’art doit faire rêver et nourrir notre imaginaire. C’est en âme libre que l’artiste peut jouer son rôle et permettre aux sociétés de toujours avoir cette lueur d’espoir qui échappe aux mailles du filet. L’art est polymorphe et s’adapte à nos besoins, et nous nous nourrissons de sa sève ; sa substance bénéfique s’adapte à notre évolution, à notre recréation et à nos besoins individuels. La richesse d’une œuvre d’art induit nécessairement une écriture polysémique et ouverte, pour reprendre les termes du philosophe Marc-Alain Ouaknin.


1 Je conseille de lire à ce propos le livre Jouer sa peau, de Nassim Nicholas Taleb.

2 Cf. Helmut Leder and Marcos Nadal, « Ten years of a model of aesthetic appreciation and aesthetic judgments », British Journal of Psychology, 2014.

 

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